jeudi 13 juillet 2017

L'âge des prédateurs

L’essor du capitalisme au XIXème siècle s’est accompagné de comportements de prédation d’une effarante brutalité. Si les grandes entreprises n’ont pas tout perdu de leur avidité, les mœurs ont heureusement changé, au profit d’une recherche de relations harmonieuses avec les « parties prenantes ». De nombreux dirigeants croient sincèrement que des comportements moins agressifs, plus humanistes, sont bénéfiques à l’entreprise et à ses performances. Certaines marques en ont fait un credo, de l’engagement sociétal de E.Leclerc au « commerce qui profite à tous » de Système U, ou à la Macif « assureur militant ». L’importance de l’orientation clients s’est imposée, avec un postulat largement partagé : pour avoir des clients heureux, il faut des employés heureux. Cette « symétrie des attentions » qui place l’excellence managériale au premier rang des priorités a ainsi été mise en œuvre avec succès dans la galaxie Mulliez.
Mais alors… pourquoi certaines des entreprises les plus stupéfiantes et les plus orientées clients au monde sont-elles tout sauf des « great places to work » ?
L’exemple le plus caricatural est Uber. La culture de cette entreprise s’est construite sur l’arrogance, le mépris des faibles, le sexisme, l’indifférence envers l’état de droit, la volonté d’écraser les concurrents même en trichant, etc. La marque à elle seule annonçait déjà la couleur (Uber über alles…).
Sans tomber dans de telles outrances, Amazon incarne une vision « fonctionnaliste » du management : tout est processé, codifié, mécanisé pour réduire la dépendance à l’humain et garantir la fiabilité de la machine. Et bien entendu, Amazon condamne les régulations nationales, perçues comme des entraves obsolètes à la globalisation triomphante, et aspire à une domination sans partage.
D’autres grands disrupteurs partagent ce mélange : performance opérationnelle bluffante, obsession de la satisfaction des clients, management peu valorisant, indifférence envers leur rôle sociétal, et agressivité concurrentielle extrême.
Comment peut-on être aussi profondément orienté clients et aussi éloigné de l’humanisme managérial ? Comment peut-on incarner le Nouveau monde (si soucieux d’écologie, de local, d’harmonie…) et se comporter en prédateurs sans foi ni loi ? Et qu’est-ce que cela raconte sur nous autres clients, quand nous commandons un uber, un peu gênés peut-être d’enrichir ces gens, mais bon c’est tellement plus agréable et valorisant…
Est-ce eux qui ont raison ? Faisions-nous fausse route en affirmant que ce sont les gentils qui gagnent à la fin ? Que la mission d’une entreprise n’est pas seulement de gagner de l’argent, mais aussi d’améliorer le monde et la vie des gens ? Ont-ils raison de croire que la supériorité opérationnelle autorise à s’exonérer des bêtises humanistes ? Et que le régulateur assistera passivement à cette mise en coupe réglée ?
Pour illustrer ce post, j’avais pensé mettre une photo de Tyrannosaure. Puis je me suis rappelé que l’espèce humaine est le plus grand des génocidaires. Nos cousins néanderthaliens, exterminés par nos soins voici 30 000 ans, n’ont été que les premiers d’une longue série, allez demander aux indiens d’Amérique ce qu’ils pensent de la mondialisation...
Bref. Quelles que soient nos convictions et notre éthique personnelles, il faut intégrer ce fait : nous entrons dans un nouvel âge de la prédation, où nos retailers latins sont confrontés à des machines de guerre optimisées. Cela rappelle fâcheusement les gaulois chargeant avec vaillance et en désordre les rangs serrés des légions romaines. Personnellement, j’ai choisi mon projet. Je vais tâcher d’être le gars qui fabrique la potion magique. Appelez-moi Panoramix…